En 2018, le galeriste et expert Johann Naldi est contacté pour inspecter une collection jugée « de peu d’intérêt ».
Il ouvre une grande malle, pleine d’un « pêle-mêle de documents, de dessins, d’objets enveloppés dans des chiffons ».
Dans l’un d’eux, une peinture « poussiéreuse », uniformément noire.


Au dos, deux étiquettes sont collées. L’une n’est qu’un chiffre, 15. L’autre porte cette inscription : Arts incohérents – 4, rue Antoine-Dubois, 4, PARIS. Arts incohérents.
Il fait le rapprochement avec le mouvement artistique du même nom créé par Jules Lévy. Le principe est de faire rire les Français de cette fin de XIXe siècle.
L’originalité du mouvement est de qualifier tout œuvre incohérente : un dessin d’une personne ne sachant pas dessiner est une œuvre incohérente.
Tous les matériaux peuvent être utilisés, toutes les inspirations, tous les thèmes.
Le 2 octobre 1882, Jules Lévy organise à son domicile une exposition d’un soir. C’est un grand succès. Les arts incohérents apparaissent alors comme un véritable mouvement artistique.
Les membres du mouvement étaient des peintres, tels qu’Henri Pille, Antonio de La Gandara, Toulouse-Lautrec, Caran d'Ache, des écrivains et journalistes, comme Alphonse Allais, Paul Bilhaud, Guillaume Livet, Clairville, Bertol Graivil, Henry Buguet, Charles Cros, des dessinateurs comme Émile Cohl, André Hellé, Henri Lanos.
Dans le catalogue de l’exposition, publié par la revue montmartroise Le Chat noir, le numéro 15 correspond au titre suivant : Combat de nègres pendant la nuit, exposé par « Bilhaud (Paul), poète, né à Nohaut, élève de Gray et rapin de Leugi-Loir ; 76 rue de Seine ».
Dans son Album primo-avrilesque publié en 1897, Alphonse Allais le renomme Combat de nègres dans une cave, pendant la nuit.

Cette œuvre est étonnante quand on considère généralement que l’art abstrait ne commence qu’en 1913 avec une aquarelle de Kandinsky (voir ci-dessous) !
De la malle, sortent seize autres œuvres qui ont été présentées dans l’une ou l’autre des expositions des Arts incohérents entre 1884 et 1893.

« Coup d’œil rétrospectif. – Comme quoy Messer Satanas sortant du Sabbat cerchoyt de l’œil une âme qu’il croyait avoir oubliée », de Gieffe (pseudonyme de Jules Foloppe),
S’y trouve un rouleau de soie verte attaché à un cylindre de bois verni (voir ci-dessous).

Il s’agit d’un rideau de fiacre.
Sur une plaque de métal attachée au cylindre on peut lire : Des souteneurs encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe boivent de l’absinthe.
Ce monochrome figure également, dans l’Album primo-avrilesque, d’Allais. Il y est accompagné, outre le noir, d’autres monochromes : par exemple un rouge – Récolte de tomates sur le bord de la mer Rouge par des cardinaux apoplectiques – et un bleu – Stupeur de jeunes recrues apercevant pour la première fois ton azur, ô Méditerranée.
Dans la malle, on trouve d’autres pièces dont les auteurs sont Jules Foloppe, le caricaturiste Boquillon Bridet et le peintre Paul-Eugène Mesplès.
Se pose alors la question du caractère original des pièces de la malle. Une expertise technique, réalisée pour le monochrome noir, n’a rien révélé de suspect. Le noir d’ivoire et de bleu de Prusse utilisés sont des pigments antérieurs au XIXe siècle, la toile de coton est encollée à l’aide d’une colle animale et montée de façon artisanale.
Les conservateurs du Musée d’Orsay et historiens d’art, n’ont pas non plus émis de doute sur l’authenticité de ces œuvres.
Ces œuvres n’étaient connues que par les catalogues et la presse. En 1992, une exposition au Musée d’Orsay consacrée au mouvement ne montrait que deux pièces mineures. Désormais, on en connaît donc une vingtaine, dont plusieurs essentielles.
Les périodes d’art suivantes vont être appelées dadaisme et surréalisme. André Breton, auteur du manifeste du surréalisme en 1924, fait l’éloge d’Allais dans son Anthologie de l’humour noir.
Il en parle aussi avec Marcel Duchamp. Or qu’est-ce que le rideau de fiacre détourné par Allais sinon un ready-made, c’est-à-dire un objet commun qui change de statut en raison de son titre et de son exposition ?
La pelle à neige renommée par Duchamp In Advance of the Broken Arm (1915) et l’urinoir devenu Fountain (1917) opèrent selon la même idée.
Johann Naldi insiste sur l’usage du monochrome et milite pour inscrire Bilhaud dans la chronique de la couleur seule, avant Malevitch, Klein et bien d’autres.
Mais l’aspiration à la transcendance, au sacré et à la contemplation qui porte Malevitch, Klein, Newman ou Reinhardt est à l’opposé de l’ironie des Incohérents.
Elles sont même incompatibles. Il y a là matière à des querelles d’interprétation !
Références :
Article du monde daté du 03 février rédigé par Philippe Dagen.
Gallica
Wikipédia